51

 

 

 

Rhapsody secoua les serviettes pour faire tomber les miettes, avant de les plier avec soin et de les poser sur sa chaise. Ashe se trouvait à l’intérieur de la maison, car il s’était chargé de débarrasser la table et d’emporter la vaisselle dans l’évier. Elle remit le petit vase de fleurs hivernales au centre de la table, sourit et caressa les pétales rigides dont la beauté et la résistance lui inspiraient de l’admiration. Ces fleurs avaient continué de s’épanouir bien après que celles plus fragiles de l’été et du début de l’automne avaient fané, même après les premières neiges, un défi lancé à l’avancée inexorable de l’hiver, des touches de couleurs qui réchauffaient un monde gelé.

Elle s’égarait dans de telles pensées quand Ashe ressortit et la trouva là, occupée à se caresser distraitement la joue avec une fleur rouge sang. Il s’arrêta à quelques aunes pour l’observer, se repaître de la beauté de la scène qu’elle composait involontairement.

Elle avait remonté ses cheveux d’or en un toron maintenu en place par les tiges de petites fleurs blanches évoquant des étoiles miniatures, avec quelques vrilles rebelles qui se balançaient sur le côté de son visage et sur sa nuque. Elle portait une élégante robe candérienne à col montant et jupe ample, un vêtement en soie moirée ivoire ourlé d’une bande de dentelle délicate qui effleurait ses poignets et son cou, et d’où seuls sortaient ses mains et son visage. Le tailleur avait néanmoins su mettre en valeur sa magnifique silhouette.

Ashe sentit son souffle revenir avant d’avoir remarqué qu’il l’avait perdu. Il pensa aux moments qu’ils avaient partagés et prit conscience que c’était la première fois qu’elle mettait sciemment sa beauté en avant, qu’elle se parait pour accentuer sa grâce naturelle. Pendant que le dragon tentait de calculer la puissance de séduction inexploitée qui lui eût permis de subjuguer des populations complètes, l’homme était ravi qu’elle se soit habillée ainsi à son intention, afin qu’il garde un souvenir impérissable de la dernière nuit qu’ils passeraient ensemble, seuls en ce lieu.

L’esprit de Rhapsody finit par regagner le présent et elle se tourna pour lui adresser un sourire qui le priva de tous ses moyens. Avec une grâce innée, elle souleva l’ourlet de sa jupe pour fouler les pierres qui le séparaient de lui. Il prit ses mains dans les siennes et les couvrit de baisers, avant de l’étreindre et de savourer la fraîcheur de son parfum et la chaleur de son corps captif de sa robe à la fois empesée et soyeuse. Rhapsody était une mine de sensations dans lesquelles le dragon aimait se vautrer, et surmonter cette pulsion ne fut pas pour lui chose facile.

« Je te remercie pour ce merveilleux repas, dit-elle en se dégageant pour lui sourire. Si j’avais su que tu étais un pareil cordon bleu, j’aurais bien plus souvent laissé la cuisine à ta disposition. »

Il rit et fit glisser son index sur sa joue.

« Une collaboration saine et bien équilibrée est autrement stimulante, dit-il en la prenant par le bras pour l’accompagner sur le sentier. Ce qui s’applique à toutes les choses que j’aime faire avec toi. Quel que soit le domaine, les plus belles réussites sont sans grand intérêt s’il n’y a personne avec qui les partager. » Il vit sa peau de porcelaine virer au rose et s’étonna qu’une femme ayant un tel sens pratique, si stoïque face aux plaisanteries et aux comportements les plus choquants, pût rougir lorsqu’elle était seule en sa compagnie. Une pensée qu’il trouva fort agréable.

« Reviens dans mes bras et dansons », suggéra-t-il avec désinvolture. Pour ne pas être étouffé par les émotions qui l’assaillaient, il l’attira contre lui et laissa sa tête se blottir contre son épaule. « Nous entraîner s’impose, vu que notre prochaine rencontre sera placée sous le signe de la discrétion lors du mariage royal célébré à Bethany. Si nous ne voulons pas attirer tous les regards, je dois apprendre à ne pas te marcher constamment sur les pieds. »

Rhapsody recula avec une brusquerie qui le fit sursauter. Elle venait de perdre ses couleurs : aussi pâle que l’albâtre et en proie à une tristesse qu’elle chassa aussitôt, elle le dévisagea.

« Il se fait tard. Nous avons des choses à mettre au point et devons procéder au rite de nomination. »

Il l’approuva de la tête à contrecœur. Cette danse lui eût offert une dernière opportunité de la tenir dans ses bras, de la savoir heureuse encore quelques instants.

« Es-tu prête ? » Il désignait le belvédère, le lieu où il avait accepté de lui révéler tous ses secrets… avant de les effacer de son esprit. Il baissa les yeux et la vit secouer la tête, ce qui alimenta sa nervosité.

« Pas encore. » Elle se tourna vers un petit banc installé dans un secteur isolé du jardin. « Ne pourrions-nous pas nous asseoir un moment ? J’ai une chose à te dire, et je tiens à me souvenir que je l’ai fait.

— Certainement. » Il l’aida à enjamber un muret de pierre puis ils se dirigèrent nonchalamment vers le banc, la main dans la main. Elle veilla à ne pas froisser sa robe pendant qu’il s’asseyait près d’elle pour l’écouter.

« Avant que tu ne fasses disparaître le reste de cette nuit, je tiens à préciser que tu as mis dans le mille. » Ses grands yeux verts scintillaient dans l’obscurité.

« Tu es inouïe, Rhapsody, fît-il sur un ton badin. Juste au moment où je commence à estimer que c’est impossible, tu trouves un nouveau moyen d’éveiller mon désir. Pourrais-tu répéter, s’il te plaît ?

— Tu as mis dans le mille, fît-elle en lui retournant son sourire. Dois-je me déshabiller tout de suite ?

— Ne me soumets pas à la tentation. »

Il la suspectait de vouloir les détourner du belvédère. Il savait que la perspective de perdre ses souvenirs lui déplaisait, que tout en lui accordant sa confiance son empressement à le suivre était pour le moins limité. « Désolé, qu’as-tu à me dire ? »

Son expression était désormais empreinte de gravité, sous la vague clarté des lanternes en papier suspendues dans le jardin. « Que ce que tu m’as déclaré à ton arrivée en Elysian était exact, même si je l’ignorais à l’époque. » Elle contempla ses mains puis redressa la tête pour le regarder droit dans les yeux ; les siens étaient brillants, ce qu’il attribua à des sentiments profondément enfouis ou à des larmes.

« Je veux que tu saches que j’ai énormément apprécié ces instants passés en ta compagnie, et j’estime qu’en profiter aussi longtemps que possible – pour reprendre tes propres termes – en valait la peine. Je… Je suis heureuse que nous ayons été amants. Et tu avais encore raison, c’est suffisant en soi. » Ashe suivit du regard une larme qui coula sur ses cils puis vers le bas de son visage.

« Mais j’étais déjà heureuse auprès de toi avant que nos rapports ne deviennent aussi intimes. Je crois que si tout s’est si bien passé, c’est parce que nous étions déjà très proches. Et comme l’amitié est la seule chose qui subsistera entre nous, je veux l’entretenir si les circonstances le permettent. Je ne me suis jamais immiscée entre un homme marié et son épouse, et je ne reviendrai jamais sur ce principe. Mais si cela ne cause aucun problème entre toi et… eh bien, la dame des Cymriens, sache que je serai toujours là si tu as besoin de moi… En tout bien tout honneur, s’entend. » Gênée, elle se retrouva à court de mots et regarda le belvédère.

Ashe souffrait avec elle. Il tendit la main pour intercepter la larme qui atteignait son menton, avant de lui caresser la joue.

« Je t’aime et je t’aimerai toujours, Gwydion ap Llauron ap Gwylliam, etc. Mais c’est un amour qui ne menacera jamais ton bonheur ; il sera là pour te soutenir en toutes circonstances. Je te remercie de m’avoir accordé de ton temps ainsi que cette opportunité. Tout ceci a pour moi bien plus d’importance que tu ne peux l’imaginer. »

C’était insoutenable et il prit son adorable visage entre ses paumes pour l’embrasser, dans une tentative de réconfort. Les lèvres de Rhapsody étaient chaudes, mais elle ne réagit pas à ce baiser ; elle écarta lentement ses mains de son visage avant de les comprimer en geste d’amitié.

Il désigna le belvédère d’une inclination de la tête. « Es-tu prête ?

— Oui, je présume. » Elle soupira puis se leva. « Laisse-moi aller chercher ma harpe. J’en aurai besoin pour la cérémonie d’attribution de nom.

— Ça peut attendre. Nous devons en premier lieu avoir un entretien sérieux. Nous procéderons à la nomination ensuite. J’ai une chose à te dire, et une autre à te demander.

— Moi aussi, n’est-ce pas amusant ? »

 

Le belvédère avait été aménagé de façon à offrir une vue magnifique sur Elysian, et de ses bancs de marbre froid Rhapsody pouvait admirer la totalité des jardins qui se préparaient pour leur longue hibernation, la maison tapissée de lierre grimpant dont les verts viraient au brun et, dans le lointain, la cascade grossie par les pluies automnales. L’eau des torrents situés en amont venait brasser les flots du lac qui paraissait enlacer amoureusement cette île.

Rhapsody remarqua un courant d’air glacé, pour la première fois cette année-là. L’hiver était proche. Sous peu, ces jardins seraient silencieux, abandonnés par les oiseaux descendus nicher dans les arbres du sous-sol. Ce paradis caché perdrait ses couleurs. Elle se demandait dans quelle mesure le refroidissement de l’air ambiant était attribuable au changement de saison, et non à la diminution des feux de leur amour. Elysian entrerait bientôt en léthargie et se contenterait de survivre au lieu de s’épanouir. Tout comme elle.

« Rhapsody ? » La voix d’Ashe la ramena au présent.

Elle redressa la tête. « Oui ? Oh, désolée ! Que dois-je faire ? »

Il s’assit près d’elle sur le banc de pierre et lui présenta sa main. Il tenait une énorme perle, d’un blanc laiteux opalescent. « Il s’agit d’un très vieil objet de la contrée d’où tu viens, ce pays désormais enfoui sous les flots, dit-il avec respect. Il contient les mystères de la mer, ainsi qu’un secret qui lui a été confié sur la terre ferme. Donne-lui un nom, Rhapsody, et il pourra recevoir le souvenir de cette nuit et le garder à ta disposition jusqu’au jour où le recouvrer sera pour toi sans danger. »

Rhapsody prit la perle. Bien que d’apparence poreuse, elle était impénétrable, composée d’une superposition de strates de larmes océanes sédimentées. Elle ferma les yeux et entama le chant de nomination, en calquant la mélodie sur les vibrations qui émanaient de l’objet afin qu’elles soient à l’unisson.

Elle rouvrit les paupières. La perle devenait luminescente et sa clarté inondait le belvédère. Elle était translucide et d’un éclat bien plus vif en son noyau, révélé à travers les couches de nacre par sa brillance. Elle tissa dans le chant l’ordre qu’Ashe lui avait demandé d’intimer, autrement dit que soit confiné à l’intérieur le souvenir du reste de cette nuit.

Une fois le chant terminé, Rhapsody rendit la perle à Ashe qui se leva pour aller la placer dans la cage à oiseaux dorée. Il revint ensuite s’asseoir près d’elle et enserra ses mains dans les siennes, sans qu’elle le laisse s’exprimer.

« Attends un instant, Ashe. Je t’en prie. Je souhaite te regarder une dernière fois avant d’entendre ce que tu as à me déclarer. »

Elle l’étudia avec attention, pour graver dans son esprit l’image de ses yeux et des lignes de son visage, la nuance de ses cheveux et l’allure qu’il avait dans cette tenue et cette cape de marin si seyantes. Elle ferma les yeux et inhala pour tenter de capturer son odeur et les vibrations qui le cernaient, pour composer de lui une représentation capable de résister à l’écoulement du temps. Elle baissa le regard.

« C’est bon, je suis prête.

— Parfait. Ce que j’ai à te dire m’est pénible, et en prendre connaissance ne sera pas facile pour toi. Mais, avant d’en finir, j’ai une dernière requête à te présenter. Je te prie de m’écouter.

— Bien volontiers. De quoi s’agit-il ? »

Il inspira et sa voix se fit très tendre. « Aria, tu ne m’as jamais refusé quoi que ce soit et tu m’as accordé tant de faveurs non sollicitées que t’adresser cette requête peut paraître inconcevable, mais c’est pour moi une nécessité. Je ne t’ai jamais rien demandé d’aussi important, tant en mon nom qu’en tant que représentant de tous les Cymriens… si la chance veut bien me sourire. Acceptes-tu de la prendre en considération ? »

Ses yeux étaient brillants, comme s’il était au bord des larmes. Rhapsody remarquait pour la première fois que les constellations cernant ses étranges pupilles verticales avaient un tel éclat, et elle ferma les paupières pour graver cette autre image dans son esprit. Pendant les nuits de solitude du reste de son existence elle pourrait l’imaginer tel qu’il était à présent, et elle savait qu’elle y puiserait du réconfort.

« Bien sûr, bien sûr que j’y réfléchirai, répondit-elle avant de comprimer sa main dans la sienne pour le rassurer. Je t’ai déjà dit que je resterai à jamais ton amie et ton alliée. Tu peux me demander ce que tu veux, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. »

Il sourit et fit pivoter sa main pour déposer un baiser dans sa paume. « C’est promis ?

— Juré.

— Parfait. Alors, épouse-moi. »

Il avait prononcé ces mots avant que son genou ne touche terre.

« Ce n’est pas drôle, Ashe, s’emporta-t-elle. Relève-toi. À quoi joues-tu ?

— Désolé, Rhapsody, c’est vraiment mon plus cher désir. Depuis le tout début, en fait. Je n’ai ni plaisanté à ce sujet ni abordé la question avant d’être certain que tu m’écouterais sans a priori, parce que je n’ai jamais été aussi sérieux de toute mon existence. »

Il la vit blêmir et ajouta rapidement, en redoutant qu’elle ne lui donne aussitôt une réponse négative : « Je sais que tu penses depuis longtemps – une idée préconçue à laquelle mon père a fortement contribué – qu’il existe une classe dominante dont ta naissance t’a exclue et que c’est une raison suffisante pour que nous renoncions à notre bonheur, pour que le peuple se prive d’une dame des Cymriens à laquelle il aurait droit. C’est faux, Aria. Notre société est certes divisée en classes, mais ceux qui la composent sont des gens libres. Ils peuvent entériner ou rejeter les décisions du conseil, quand un seigneur doit être couronné.

» Tout indique qu’ils ne voudront pas de moi et nous irons nous construire la plus belle cabane de berger que tu as jamais vue, un refuge où nous connaîtrons la béatitude qu’apportent le calme et l’isolement. À moins que tu ne décides de gouverner à la cour des Lirins, car je sais qu’ils te demanderont un jour de monter sur le trône. Je serai alors ton humble serviteur, et je masserai ta nuque et ton dos à la fin des interminables journées passées sur ce siège inconfortable, pour t’assister de toutes les façons possibles comme il sied à un prince consort.

» Ma seule certitude, c’est que je ne pourrai vivre sans toi. Je ne dis pas cela pour t’être agréable mais parce que c’est la stricte vérité. Tu es mon trésor. Tu dois savoir ce que ça signifie, pour un dragon. Je ne peux envisager de te perdre, par crainte que mon autre nature ne prenne le dessus et ne dévaste tout sur son passage. Je t’en prie, Rhapsody, je t’en conjure : épouse-moi ! Je sais que je ne te mérite pas… Mais je sais aussi que tu m’aimes, et j’ai foi en cet amour. Je renoncerais à tout, pour toi…

— Arrête, par pitié », murmura-t-elle, le visage humide de larmes, les mains tremblantes.

Ashe se tut. L’émotion de Rhapsody était telle qu’il en perdait tous ses moyens, et sa propre expression traduisait ses tourments. Une éternité parut s’écouler avant qu’il n’ajoute : « La perspective de devenir mon épouse t’est donc si pénible ? T’aurais-je effrayée à ce point ?

— Arrête, répéta-t-elle d’une voix que voilait la souffrance. Non, bien sûr que non, ce que tu dis est horrible ! »

Elle sanglota et enfouit son visage entre ses paumes.

Ashe la prit dans ses bras, toujours en pleurs. Il la tint ainsi en attendant que les larmes se tarissent, puis il sortit d’une poche un fin mouchoir en lin qu’il lui tendit.

« Dois-je préciser que ce n’est pas cette réaction que j’avais espérée ? » dit-il en la regardant sécher ses yeux. Il s’exprimait avec désinvolture, mais son regard révélait ses inquiétudes.

« Je sais ce que tu ressens, déclara-t-elle en lui rendant le mouchoir. Ce n’est pas non plus la question à laquelle je m’apprêtais à répondre.

— J’en suis conscient. » Il referma les doigts sur son menton pour le redresser et la dévisager. « Et crois bien que je regrette. Mais je ne pouvais pas te laisser partir convaincue que je voudrais épouser une autre que toi. Il existe une limite à ce que je suis disposé à faire pour mon père. J’ai des responsabilités et il m’est impossible d’aller contre les volontés de Llauron, mais si tu ne conserves aucun souvenir de cette nuit pour un temps j’espère que quelque part, au plus profond de ton être, tu sauras quels sont mes sentiments et que tu ne connaîtras pas le désespoir qui est actuellement le nôtre.

» Aria, aucune de ces personnes, aucune de ces choses, n’a de l’importance. Sois égoïste, pour une fois. Prends la décision qui te rendra heureuse et oublie le reste. Je ne peux te donner de conseils. Tout ce que je sais, c’est que je t’aime plus que tu ne peux l’imaginer et que je ferai de ton bonheur le but de mon existence. Rien ne m’apportera plus de joie que t’entendre accepter de devenir ma femme. Je t’en supplie, oublie le reste et réponds à ma demande non en fonction de l’homme que tu vois en moi mais de l’homme qui t’aime. »

Il s’exprimait avec tant de simplicité, de façon si directe, que les mots emportaient toutes les objections qu’elle aurait pu émettre.

Rhapsody le vit enfin sans le rideau déformant de ses larmes. Il venait de lui montrer le sentier qu’il convenait d’emprunter pour traverser une forêt obscure, un chemin dont elle s’était écartée depuis que les Trois avaient atteint ces terres, un territoire ou tout était déformé et compliqué par les projets et les attentes des tiers, où tout était dicté par leurs besoins et leurs idées préconçues. Entraient également en ligne de compte certains de ses propres besoins, et n’était-elle pas partie du principe que leurs origines différentes les privaient de tout avenir commun ? Ashe avait laissé ce sujet de côté, en refusant de l’aborder. Elle découvrait qu’il avait toujours su ce qu’il voulait et attendu d’être certain que ses sentiments étaient partagés avant de soulever la question.

Il caressait les sentes que les larmes dessinaient sur ses joues, lorsqu’elle se remémora une conversation qu’elle avait eue autrefois avec son père, peu avant son départ de la maison familiale. Comment le village en est-il venu à changer d’avis sur notre famille ? lui avait-elle demandé. Si Maman faisait l’objet de tant de mépris, quand tu l’as épousée, pourquoi n’êtes-vous pas partis ?

Elle reconstitua mentalement son visage, des rides qui fissuraient le pourtour de ses yeux lorsqu’il lui souriait, des mains qui polissaient machinalement le bois qu’il sculptait, incapables de rester inactives. Quand on découvre la chose en laquelle on croit le plus, on lui doit de ne pas l’abandonner – car elle ne reviendra jamais, mon enfant –, et si tu as une foi absolue en elle les autres finiront par la voir sous le même jour que toi. Car n’es-tu pas celle qui la connaît le mieux ? Tu ne dois pas avoir peur de prendre une position difficile, ma chérie. Il suffit de déterminer ce qui importe vraiment pour que tous les autres problèmes se résolvent d’eux-mêmes.

Elle avait trouvé dans ce souvenir la sagesse d’accorder sa loyauté aux Bolgs. Rhapsody regardait les yeux d’Ashe et savait ce qu’avait voulu dire son père. C’était comme si un lourd manteau avait glissé de ses épaules, et les voix qui jacassaient dans ses oreilles décrurent pour ne laisser subsister que le chant d’un seul homme, celui qui lui avait pris son cœur. Il lui désignait l’issue de la forêt, il lui proposait de la guider vers le point qu’elle voulait atteindre aussi sûrement qu’il lui avait montré le chemin vers l’antre d’Elynsynos ou Tyrian. Elle désirait désespérément le suivre.

« Oui », dit-elle d’une voix étouffée par les larmes. Elle toussa, mécontente de l’impression qu’elle devait donner. « Oui. »

Ashe s’exprimait avec plus d’assurance tandis que ses traits se métamorphosaient : ses joues reprenaient des couleurs et ses yeux de dragon brillaient de nouveau. La peur abjecte qui s’était tapie sous son calme apparent s’évaporait, et elle sentait la joie renaître en elle.

« Oui ! » s’exclama-t-elle, en utilisant son savoir de Baptistrelle pour rendre sa réponse catégorique. Et le mot résonna sur le belvédère puis, renvoyé par les parois rocheuses, il alla tourbillonner autour du lac où il dansa avec la cascade et rit en plongeant dans les flots. L’écho virevoltant était accompagné de chaleur et de lumière. Comme une comète dans la grotte, le mot fendit l’air et illumina la caverne avec autant d’éclat qu’un millier d’étoiles filantes. Puis il s’associa aux harmoniques comme le milieu ambiant réagissait, et un chant s’éleva autour d’eux, un chant d’allégresse.

Les feux d’Elysian rugirent leur approbation et l’herbe que le sommeil hivernal avait desséchée et raidie reverdit, comme caressée par la main du printemps. Les fleurs de son jardin retinrent leurs dernières couleurs éclatantes et s’épanouirent avec celles aux corolles rouges de l’hiver qui avaient agrémenté leur table. Les lueurs sonores qui les atteignaient absorbaient leurs teintes et les emportaient dans le ciel, jusqu’au dôme du firmament où elles explosaient en feux d’artifices éblouissants.

Ashe assista à ce spectacle sidéré, puis il baissa les yeux vers ceux, magnifiques, de sa compagne, eux aussi levés vers le zénith, et il vit cet arc-en-ciel s’y refléter.

« Seigneurs ! Es-tu certaine de ne pas le regretter ? »

Elle joignit ses rires aux siens. Sa joie la libérait de la prise paralysante du devoir et de la solitude qui pesait sur elle depuis si longtemps. Tels des carillons à vent agités par une forte brise, elle laissa cela s’émanciper et ses rires fusionnèrent avec ses assentiments pour emplir l’immense grotte d’une musique à nulle autre pareille.

Ashe referma ses mains sur son visage pour l’étudier en éprouvant l’ivresse de la joie et graver cette image dans son cœur de façon indélébile. Il savait qu’il en aurait besoin pour affronter ce qui l’attendait. Il se pencha pour effleurer ses lèvres des siennes, pour l’emporter dans un baiser contenant tant de tendresse qu’elle en eut une fois de plus les larmes aux yeux.

Ils se redressèrent, s’abandonnant à leur passion, jusqu’au moment où clarté et musique décrurent pour se réduire à un tintement qui finit par disparaître. L’air perdit de sa chaleur et elle recula pour le regarder avec un calme recouvré et une douce satisfaction qui le faisait trembler.

« J’en suis certaine », répondit-elle simplement. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui avec force, en essayant d’immortaliser cet instant. Une magie qui ne résisterait peut-être pas à son prochain aveu.

Prophecy, Deuxième Partie
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